Transition numérique en France : derrière l’innovation, le retard

 

Alors que la France, « startup nation », semble briller à l’international sur la scène de l’innovation, le retard numérique de ses PME et TPE par rapport à ses voisins européens est presque embarrassant. Analysons ce paradoxe étonnant, et décryptons les perspectives de l’avenir numérique français. 

Mi-janvier 2021, le réputé cabinet d’audit financier EY (Ernst & Young) publiait son traditionnel baromètre du capital risque. Comme l’année précédente, la France se place 2e devant l’Allemagne, même dans une année 2020 secouée par le Covid-19. Bilan du dynamisme de l’écosystème startup des pays européens sur l’année passée, ce rapport analyse notamment les levées de fonds et investissements réalisés dans chaque pays. Avec 5,4 milliards d’euros levés par ses startups, la #FrenchTech brille.

Pourtant, d’autres classements sont bien moins flatteurs pour la France. Le DESI (Digital Economy and Society Index), commandité par la Commission Européenne, analyse chaque année plusieurs facteurs d’inclusion numérique des pays de l’Europe des 28. Et si la France gagne une place en 2020, elle se positionne 15e, derrière nos voisins proches. Dans certains cas, la situation française frôle même le ridicule. Seuls 17% des ménages ont un Internet à haut débit à 100 Mbps, par rapport à une moyenne européenne de près de 30%. Le haut débit au-dessus de 30 Mbps touche 58% des ménages, contre 86% dans le reste de l’Europe. Une connectivité à la traîne, qui nous place 18e dans le domaine.

Poussée par la crise du Covid-19, la France a cependant progressé dans un secteur : l’intégration de la technologie numérique dans son économie. Avec l’obligation de promouvoir la vente en ligne pour compenser les fermetures liées aux mesures sanitaires, la France a bondi de la 15e à la 11e place. Mais même dans cette réussite, le retard numérique français est évident : seuls 15% des petites et moyennes entreprises vendent en ligne. Comment la France, 5e puissance mondiale (2021, FMI) et leader dans des industries de pointe comme l’aérospatiale, peut-elle subir un tel retard dans la digitalisation de son économie ?

Retour vers le passé : les raisons d’un échec 

« On ne s’en est pas soucié suffisamment tôt, et on a personne qui porte le numérique au niveau politique. »

Au début des années 2010, déjà en retard sur le cloud computing né au début des années 2000 aux États-Unis, le gouvernement français tente d’établir un « cloud souverain » pour appuyer le développement numérique des services publics et des entreprises. Deux offres principales de cloud, nées du projet Andromède imaginé en 2011 pour l’occasion, voient le jour. Cloudwatt, l’offre d’Orange et Thalès, et Numergy, l’offre de SFR et Bull. À ce jour, les deux services n’existent plus.

Cet échec est symptomatique de la transition numérique française. Le projet Andromède était trop faible, et est arrivé trop tard. En 2011, IBM, Amazon ou Google dominaient déjà le cloud computing. Un manque de réactivité, qui s’est aussi traduit par une mise en place laborieuse de la fibre en France. Tiraillés par les partages de parts de marchés et un manque cruel d’investissement de l’État, les télécoms ont aussi pris du retard sur l’implantation de l’internet à haut-débit sur le territoire. En 2010, le programme national très haut débit (PNTHD) du gouvernement visait une couverture de 100% des ménages en 2025. Nous sommes à peine au-dessus de 50% en 2020 (voir plus haut).

Si vous voyez une telle vitesse en France, vous faites partie de l’élite.

Un manque d’implication culturel

Mais les télécoms, et les ressources qu’elles auraient pu apporter aux TPE et PME, ne sont pas les seuls responsables de ce retard numérique. « Il n’y a pas de fatalité à ce que les grands de ce monde dans le domaine du e-commerce ou de la technologie soient américains », explique Philippe Weppe, ancien directeur de la transition digitale chez HP (Hewlett-Packard). « La fatalité, c’est qu’eux ont compris les facteurs de succès du digital. » Et ces facteurs sont relativement logiques : adapter l’offre à la demande, connaître le client, et analyser son marché. Trois aspects communs à toutes les entreprises depuis l’aube du commerce humain, rendus encore plus exploitables à l’ère de la data.

La vitesse de changement, la prise de risques et le bon traitement de ces données ont permis aux marchés anglo-saxons de s’adapter, et vite. « Vous n’allez pas me dire que les taxis G7, avec leur force, ils n’étaient pas capables de créer un Uber », s’étonne le fondateur de Ready4Digital. Mais en France, un manque d’accompagnement et une réticence culturelle au changement freinent cette adaptation numérique de l’économie.

Click&collect par ci, click&collect par là 

L’instauration du click&collect lors des confinements successifs de l’année 2020 contre la propagation du virus de la Covid-19 en est le parfait exemple. « On sait très bien qu’un click&collect ne fonctionne pas si l’on n’a pas mis en place plusieurs aspects digitaux en amont », explique Philippe Weppe. Sans « une gestion de la relation client, un marketing digital précis, ou encore une logistique de service client », la conversion à la vente en ligne sera inefficace.

Autrement dit, la transition numérique ne concerne pas qu’un seul aspect de l’activité d’une entreprise, c’est une véritable transformation de l’écosystème économique et culturel.

« Avec le Covid-19, les politiques ont commencé à comprendre que si on avait un peu mieux digitalisé certains métiers, on serait dans une problématique économique moindre »

Comment s’en sortent nos voisins européens ?

Dans l’index DESI mentionné plus haut, on remarque que les pays nordiques mènent la danse de la transition numérique. La Finlande, la Suède et le Danemark sont en effet les 3 premiers pays européens. Pour réaliser son classement, la Commission européenne se base sur cinq points : la connectivité, l’utilisation des services Internet, les services publics numériques, le capital humain et l’intégration de la technologie numérique. Et dans ces cinq points, la France ne rivalise pas.

Par exemple, du côté de la connectivité, la Suède écrase la France avec 65,8% de foyers couverts par une vitesse supérieure à 100 Mbps, contre 17% dans l’Hexagone. Dans le domaine de l’utilisation des services Internet, certains étaient déjà à la page avant le Covid-19. En Suède toujours, 18% des citoyens avaient déjà participé à une forme d’apprentissage en ligne en 2018. En France, ils étaient 7% en 2018, et 8,4% en 2020.

image couverture haut debit

Couverture haut-débit des ménages en Europe / DESI Index 2020. La France a le teint bien pâle.

Et l’économie nationale est aussi affectée par cet écart flagrant. Les TPE et PME, qui représentent 99% des entreprises françaises, sont à la traîne. Si en France, à peine 15% des PME vendaient en ligne en 2020, elles étaient plus de 35% en Irlande.

D’importantes leçons à retenir 

Le digital apporte de nouvelles méthodes de travail, et la possibilité d’impliquer de nouveaux acteurs et toucher de nouvelles audiences. Élaborer une stratégie digitale, c’est offrir aux PME de nouveaux horizons de développement.

Le parfait exemple n’est autre que le fournisseur de produits de la mer Mericq, basé à Agen. En 10 ans, cette entreprise a réussi à transformer un service de proximité en une plateforme internationale et leader en France en s’appuyant sur des communautés digitalisées, grâce à des pêcheurs équipés d’iPad et des transports automatisés de la marchandise. Leur chiffre d’affaires est passé de 98,6 millions d’euros en 2009 à 292 millions d’euros en 2019. Entre 2015 et 2019, leur activité a augmenté de 40%, dans un marché qui évolue actuellement à environ 2,5% par an.

« Tout le monde peut le faire, ça. Il faut juste y mettre les moyens culturels, de l’accompagnement et des moyens financiers. Et on a tout cela en France »

Une mine d’or inexploitée 

Supposons que l’on puisse améliorer la transformation numérique des TPE et PME. Combien cela coûterait, et combien cela rapporterait ? Si le plan de relance numérique France Num prévoit une aide de 500€ pour la transition digitale des TPE/PME fermées pendant le 2ème confinement, et que la BPI a lancé un appel à projets pour financer la transformation numérique de 1500 PME à hauteur de 300€, l’implication de l’État est encore trop faible.

Chez Ready4Digital, on estime le budget large nécessaire à 40 milliards d’euros pour pouvoir assurer la transition digitale des 3 millions de TPE et PME françaises qui en ont besoin. En effet, pour transformer la totalité de l’écosystème commercial et logistique, assurer la cybersécurité et instaurer un système de cloud, l’enveloppe se place autour de 10 à 12 000 euros par entreprise. Mais ces 40 milliards d’euros sont un maigre prix à payer pour les bénéfices potentiels de l’effacement du retard numérique français.

Prochain arrêt : la Lune

Les impacts d’une transformation digitale complète des TPE et PME françaises seraient lunaires pour l’économie nationale. Selon une étude de marché réalisée par Philippe Weppe, le commerce extérieur se retrouverait capable de rattraper le retard abyssal de la France sur nos voisins allemands. Avec une chance d’être en surplus, et non plus en déficit. Exemple : grâce à sa transition numérique, Mericq doit près de 40% de son activité à l’export. Le digital permet d’ouvrir son marché au-delà de ses frontières, un atout économique indéniable.

Il est estimé que les TPE et PME pèsent dans 20% du PIB français. En 2019, avant qu’il ne chute à cause de la crise du Covid-19, le PIB de la France se plaçait à 609 milliards d’euros. Les TPE et PME représentaient donc 121,8 milliards d’euros du PIB national en 2019. Si l’on se fixe au taux de croissance du PIB de 1,5% en 2019, et que l’on s’appuie grossièrement sur l’estimation qu’une entreprise digitalisée croît trois fois plus vite que son marché (ici, 4,5%), on obtiendrait une hausse du PIB due à la transition numérique des TPE/PME de 5,4 milliards d’euros par an. Soit une rentabilisation du budget initial de 40 milliards d’euros en seulement 7 ans.

Derrière les chiffres, l’humain

Mais le réel bonus de l’effacement de ce retard numérique, c’est l’emploi. Selon l’étude de marché de Ready4Digital, 1,8 millions d’emplois pourraient être créés à long-terme grâce à la transformation numérique française. Les emplois dans le secteur de l’économie numérique, qui progressaient déjà de 6,3% en province et 2,5% en Île-de-France en 2019, sont un exemple concret du potentiel humain immense que cache une transition digitale réussie.

Pensez aux salons de coiffure qui vous permettent de réserver en ligne, et vous avertissent d’un désistement. À votre commerçant de quartier, capable de vous commander tout produit qui n’est pas en stock grâce au e-commerce, vous avertir quand le récupérer ou même vous le livrer par service de proximité, en coordination digitale avec les services de coursier de la ville. Ou aux artisans, opérant autour d’un parcours client digitalisé, de la prise de rendez-vous à la livraison des travaux.

La transformation numérique déborde d’exemples similaires. Une utopie d’un écosystème digital et local, qui faciliterait l’expérience client comme l’expérience vendeur tout en soutenant la communauté et en dynamisant l’économie locale et nationale.

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